L’Algérie a traversé les années 1990 une période de conflit interne sanglant connue sous le nom de « décennie noire ». Durant cette guerre civile, l’ANP algerienne a joué un rôle central pour contenir l’insurrection islamiste, au prix de lourdes pertes humaines et matérielles. Depuis la fin de ce conflit vers 1999, l’armée algérienne s’est engagée dans un vaste chantier de transformation.
Modernisation des équipements, professionnalisation des effectifs, évolution de la doctrine militaire – autant de chantiers entrepris pour adapter l’ANP aux enjeux du XXI^e siècle. Parallèlement, les dépenses de défense ont explosé, faisant de l’Algérie l’un des pays africains investissant le plus dans son armée. Cet article retrace les grandes phases de cette évolution, en examinant la montée en puissance de l’ANP depuis la décennie noire jusqu’à aujourd’hui, ses partenariats internationaux clés, les armements acquis ou développés localement, son rôle dans la stabilité intérieure et régionale, ainsi que quelques faits marquants qui ont jalonné son parcours.
Des années 1990 au renouveau de l’ANP : professionnalisation et modernisation
Au sortir de la décennie noire, l’armée algérienne a dû se réorganiser dans un contexte difficile. Au début des années 1990, l’ANP faisait face simultanément à l’effondrement de son principal fournisseur d’armes (l’URSS) et à un embargo occidental sur les ventes d’armes en raison de l’interruption du processus électoral de 1992. Malgré ces contraintes, elle est parvenue à venir à bout de l’insurrection interne vers la fin des années 90. Forte de cette victoire à la Pyrrhus, l’ANP a entamé une profonde mutation pour ne plus être une armée de simple contre-insurrection, mais une force moderne capable de défendre le pays contre des menaces diversifiées.
Professionnalisation des effectifs : Dès la fin des années 1990, l’Algérie a lancé un processus de professionnalisation de ses forces armées. Concrètement, l’ANP a progressivement réduit la taille de ses effectifs, misant sur une armée plus resserrée mais mieux entraînée et équipée. Le service national obligatoire a été maintenu, mais avec un recours accru aux militaires de métier et une amélioration de la formation des cadres.
On observe ainsi une baisse des conscrits au profit de personnels d’active formés dans des académies rénovées et parfois à l’étranger (des officiers algériens partent en formation en Russie, en Occident ou dans d’autres pays amis). Sur le plan organisationnel, de grandes réformes ont été engagées dès 1989-1990 sous le général Khaled Nezzar (premier ministre de la Défense) pour doter l’armée d’un état-major modernisé, de grades supérieurs (général, etc.), et d’un commandement structuré par forces terrestre, navale et aérienne – rompant avec l’héritage strictement révolutionnaire de l’ALN où le grade le plus élevé était colonel. Ces réformes structurelles se sont poursuivies dans les années 2000, renforçant la chaîne de commandement et la capacité opérationnelle de l’ANP.
Modernisation de la doctrine : Sur le plan doctrinal, l’ANP a progressivement élargi sa mission au-delà de la simple défense du régime face aux menaces intérieures. Alors qu’elle s’était longtemps cantonnée à un strict non-interventionnisme hors des frontières, l’Algérie a commencé à revoir sa doctrine pour l’adapter aux défis transnationaux. Un tournant symbolique a eu lieu en 2020, avec l’adoption d’une nouvelle Constitution autorisant, pour la première fois, l’envoi de troupes algériennes à l’étranger dans le cadre de missions de paix, sous réserve d’une approbation des deux tiers du Parlement.
Cette évolution prudente – présentée comme une protection pour l’ANP car encadrée par la volonté populaire via le Parlement – marque une rupture avec des décennies de non-interventionnisme militaire officiel. Elle témoigne de la volonté d’inscrire l’ANP dans des partenariats de sécurité régionale et internationale, tout en évitant les dérives. En parallèle, dès le début des années 2000, l’ANP s’est ouverte à la coopération avec l’OTAN pour des exercices limités, notamment dans le domaine naval en Méditerranée.
Loin de renier son principe de souveraineté, l’armée algérienne a cherché à apprendre de nouvelles pratiques (entraînement aux opérations de maintien de la paix, lutte contre le terrorisme international, etc.) tout en mettant à jour sa doctrine pour faire face à des menaces non-conventionnelles (terrorisme transfrontalier, cyberdéfense, etc.).
Un budget de défense en forte hausse
La montée en puissance de l’armée algérienne s’est accompagnée d’un accroissement spectaculaire des dépenses militaires. Profitant des revenus importants tirés des hydrocarbures dans les années 2000-2010, l’Algérie a pu financer un ambitieux effort de rééquipement. En 2011, elle disposait déjà du plus gros budget de défense d’Afrique avec 6,5 milliards d’euros, et sur la décennie 2001-2011 le budget militaire a bondi de plus de 1000 %. Cette tendance ne s’est pas démentie par la suite – bien au contraire.
Aujourd’hui, l’Algérie consacre à sa défense des montants sans égal dans la région. En 2023, les dépenses de l’ANP ont atteint 3186 milliards de dinars, soit environ 22 milliards de dollars, plus du double du budget de 2022 (qui était de 1300 milliards de dinars). Une telle augmentation (+145 % en un an) est exceptionnelle et s’explique notamment par la volonté d’Alger de maintenir son avantage militaire dans un contexte de fortes tensions régionales, en particulier vis-à-vis du Maroc au sujet du Sahara occidental.
En effet, la rivalité stratégique entre les deux voisins maghrébins s’est accentuée ces dernières années, d’autant que Rabat a renforcé sa coopération militaire avec Israël – ce qui a alimenté une véritable course aux armements des deux côtés. Pour 2025, l’Algérie prévoit un budget défense d’environ 3349 milliards de dinars (23,8 milliards d’euros), représentant près de 20 % du budget national. Les autorités algériennes justifient cet effort par la nécessité de répondre à de multiples défis sécuritaires (instabilité au Sahel, chaos en Libye, terrorisme résiduel) et pas seulement par la compétition avec le Maroc.
Il en résulte que l’Algérie est devenue l’un des plus gros importateurs d’armes au monde. Avec son budget 2022 avoisinant les 10 milliards de dollars, le pays était déjà le 6^e importateur mondial d’armements et le premier marché de défense en Afrique. Cette frénésie d’achats d’équipements s’est faite en parallèle d’une tentative de développer une industrie militaire locale pour réduire, à terme, la dépendance extérieure.
Des partenariats stratégiques diversifiés : Russie, Chine et autres
Historiquement non-alignée mais proche du bloc de l’Est, l’Algérie a, depuis son indépendance, beaucoup compté sur l’URSS puis la Russie pour son armement. Cette relation privilégiée s’est renforcée après la guerre civile. En 2006, un accord emblématique est conclu lors de la visite de Vladimir Poutine à Alger : l’Algérie signe un méga-contrat de 7,5 milliards de dollars pour l’achat d’avions de combat et de systèmes de défense antiaérienne russes.
En contrepartie, Moscou efface 4,7 milliards de dollars de dette algérienne héritée des années 1970. Ce marché, l’un des plus importants jamais signés en Afrique, a marqué le point de départ d’une modernisation accélérée de l’arsenal algérien grâce aux technologies russes (chasseurs Sukhoi, batteries S-300 PMU2, chars T-90, etc.). Aujourd’hui, la Russie demeure le fournisseur numéro 1 d’Alger, représentant environ 75 % des équipements de l’ANP.

Cette prédominance s’explique tant par la longue coopération bilatérale que par la volonté de l’Algérie de compenser la supériorité qu’elle prête à l’aviation marocaine d’origine occidentale (F-16 américains notamment). L’actualité récente témoigne de la poursuite de cette relation : exercices militaires conjoints en 2022, discussions sur l’acquisition potentielle de chasseurs russes de génération 4++ (Su-35) voire 5 (Su-57), etc. Malgré la guerre en Ukraine qui complique certains contrats, Alger maintient son partenariat de défense avec Moscou, tout en évitant de s’aligner politiquement.
Parallèlement, l’Algérie a su diversifier ses partenaires. Depuis les années 2010, la Chine s’est imposée comme le second fournisseur d’armes d’Alger. L’empire du Milieu offre du matériel alternatif (drones, véhicules blindés, frégates) souvent à meilleur coût et sans conditions politiques. Ainsi, la marine algérienne a acheté trois corvettes furtives de classe C28A construites en Chine (livrées entre 2015 et 2016).

Plus récemment, en 2021, Alger a commandé six nouvelles corvettes dérivées du modèle chinois Type 056, dont cinq seront construites localement sous licence – un transfert de technologie notable. La coopération sino-algérienne s’étend aussi aux drones de combat de moyenne altitude longue endurance (MALE) : l’ANP algerienne a évalué puis acquis des drones chinois de la série CH, renforçant ses capacités de surveillance et de frappe dans le Sud saharien.
En 2023, un partenariat a même été établi pour produire localement certaines armes chinoises lourdes (par exemple des mitrailleuses rotatives de 12,7 mm et des lance-grenades automatiques Norinco) au sein d’entreprises algériennes comme la Société de Fabrications Mécaniques de Khenchela. Cette démarche illustre l’objectif d’Alger d’associer achats et industrialisation locale.
Aux côtés de la Russie et de la Chine, d’autres acteurs internationaux jouent un rôle clé. L’Allemagne est devenue le troisième fournisseur d’armes de l’Algérie depuis 2014. Berlin a autorisé d’importantes exportations vers Alger, notamment des véhicules blindés et des navires. Un partenariat industriel a abouti à la fabrication sous licence en Algérie de véhicules blindés Fuchs 2 6×6 par Rheinmetall – plus de 600 exemplaires ont été produits localement à ce jour pour équiper les forces terrestres.

De même, deux frégates furtives de classe MEKO A-200, construites par ThyssenKrupp Marine Systems, ont été livrées à la marine algérienne en 2016, dotant le pays de bâtiments de surface ultramodernes. L’Italie s’est également positionnée comme un partenaire stratégique : elle a fourni un grand navire de transport de troupes de type Landing Platform Dock (le Kalaat Béni Abbès, entré en service en 2014, dérivé du design italien San Giorgio) et des hélicoptères de transport AgustaWestland.
En 2023, une coentreprise algéro-italienne a débuté l’assemblage local d’hélicoptères AW-139 sur le site de Sétif, avec transfert de technologie à la clé. L’Italie collabore en outre à l’expansion du chantier naval d’Annaba pour construire des navires de patrouille de 50 mètres.
Enfin, même des pays occidentaux traditionnellement distants comme les États-Unis ou la France commencent à occuper une petite place. Washington, notamment, a renforcé la coopération antiterroriste post-2001 et livré à l’Algérie des équipements spécifiques (des avions de transport C-130 Hercules, des véhicules tout-terrain et des systèmes de communication, par exemple).

Toutefois, la part des fournisseurs occidentaux reste modeste comparée au trio Russie-Chine-Allemagne. Cela pourrait évoluer : l’Algérie a annoncé vouloir diversifier davantage ses sources d’armements, prévoyant d’inclure plus de fournisseurs européens et américains dans ses plans d’acquisitions à l’horizon 2030. L’équilibre diplomatique délicat que cultive Alger – entre relations historique avec Moscou et pragmatisme envers Pékin, Berlin ou Rome – lui offre un éventail d’options pour équiper son armée sans dépendre d’un seul bloc.
Acquisitions d’équipements et développement de l’industrie de défense
La transformation de l’ANP Algerienne s’est traduite concrètement par l’acquisition d’une panoplie d’équipements modernes couvrant tous les domaines – terre, air, mer, défense aérienne – et par la relance d’une base industrielle militaire nationale. Tour d’horizon des principaux systèmes d’armes introduits depuis les années 2000 et des capacités de production locale développées.
Forces terrestres : L’armée de terre algérienne a renouvelé l’essentiel de ses matériels hérités de l’ère soviétique. Outre les chars T-90SA déjà évoqués, Alger a modernisé son parc de chars T-72 (550 unités) avec de nouveaux optiques et blindages, et même remis à niveau certains vieux T-55 en version améliorée (canon de 105 mm, briques explosives de blindage réactif) pour des missions de seconde ligne. Un fait notable est l’adoption récente de véhicules de combat de soutien type BMPT-72 « Terminator » : environ 300 exemplaires ont été commandés pour accompagner les chars et lutter contre les cibles légères.
Dans le domaine des véhicules blindés de transport de troupes, l’Algérie s’est dotée de centaines de véhicules russes BTR-80/BTR-82A, de MRAP américains MaxxPro (livrés en 2018-2019), mais aussi de véhicules fabriqués localement sous licence. Parmi ces derniers figurent les Fuchs 2 allemands 6×6 produits à la chaîne à Blida, ainsi que des camions tactiques Mercedes-Benz montés en Algérie via un partenariat avec l’entreprise émiratie Aabar et le constructeur allemand Daimler.

L’industrie militaire algérienne, revitalisée à partir de 2010 sous l’impulsion du ministère de la Défense, compte aujourd’hui plusieurs complexes produisant des armes légères (fusils d’assaut de type Kalachnikov, fusils de précision), des munitions, des véhicules 4×4 et même des optiques. En 2023, la création d’un Établissement de Développement des Systèmes Techniques a été annoncée, chargé de concevoir et fabriquer localement des armements complexes, signe de l’ambition du pays vers davantage d’autonomie.
Forces aériennes : La force aérienne algérienne a sans doute connu la plus spectaculaire modernisation. Durant les années 2000, elle a remplacé ses vieux Mig-21 et Mig-23 par des appareils de génération 4+ bien plus performants. Entre 2008 et 2018, Alger a ainsi réceptionné 58 Sukhoï Su-30MKA (versions adaptées du Su-30 russe), formant l’ossature de sa défense aérienne.
Une anecdote fameuse illustre l’exigence de qualité de l’Algérie : en 2007, elle a purement et simplement retourné à l’envoyeur 15 Mig-29SMT neufs livrés par la Russie, les jugeant défectueux ou d’occasion (le « scandale des MiG-29 »). Ce différend s’est réglé par l’envoi de Sukhoï supplémentaires à la place des Mig incriminés, et n’a pas entamé la relation algéro-russe sur le long terme. Outre les Su-30, l’Algérie opère des bombardiers tactiques Su-24MK modernisés, a commandé des chasseurs légers MiG-29M/M2 de nouvelle génération pour compléter sa flotte, et s’intéresse de près aux évolutions comme le Su-57 furtif pour la prochaine décennie.
L’aviation algérienne s’est dotée en parallèle de moyens de formation et de soutien : elle a acheté 16 appareils d’entraînement avancé Yak-130 auprès de la Russie (livrés dès 2011) pour former ses pilotes de chasse, et envisage de coproduire localement le nouvel avion d’entraînement tchèque L-39NG suite à un contrat de 2022 avec Aero Vodochody.
Du côté des hélicoptères, l’ANP dispose désormais d’une flotte diversifiée alliant matériel russe et occidental : hélicoptères de combat Mi-28NE Night Hunter et Mi-24 Super Hind, hélicoptères de manœuvre Mi-17 et Mi-26 (les « gros porteurs » russes), complétés par des hélicoptères européens Airbus EC225 Super Puma pour les missions de recherche et sauvetage, et des AW101 Merlin italiennes pour la marine.
L’acquisition de drones a également été une priorité récente pour renforcer la surveillance des immensités sahariennes : l’Algérie a importé des drones MALE chinois de type CH-4 et Wing Loong, et développerait ses propres drones de reconnaissance tactiques via des programmes locaux (le drone algérien El Djamhuriya 07 a ainsi été dévoilé en 2022 par l’ENP, un institut d’ingénierie de l’armée).
Forces navales : Longtemps parent pauvre, la marine algérienne s’est elle aussi transformée en une force respectable en Méditerranée. Outre les frégates allemandes MEKO A-200 et les corvettes chinoises C28A/Type056 évoquées plus haut, la flotte s’est dotée de sous-marins performants. L’Algérie exploite désormais six sous-marins d’attaque de la classe Kilo (Projet 636 amélioré) fournis par la Russie – les deux plus récents ayant été livrés en 2018, équipés de missiles de croisière Klub-S. Ces submersibles confèrent à Alger une capacité de déni d’accès redoutable sur son littoral.
Pour la défense côtière, de nouveaux patrouilleurs rapides ont été construits localement en partenariat avec le constructeur néerlandais Damen (série des Sea Axe acquis par les gardes-côtes). La marine a également renforcé ses moyens de projection avec le bâtiment de débarquement Kalaat Béni Abbès (capable d’embarquer troupes et hélicoptères), et ambitionne d’acquérir un navire de soutien logistique de type Vulcano auprès de l’italien Fincantieri.
Le chantier naval d’Annaba a été agrandi pour permettre, à terme, la construction locale d’unités militaires de moyen tonnage. L’ensemble de ces efforts a fait passer la marine algérienne du statut de flotte côtière vieillissante à celui de marine hauturière naissante, apte à opérer en Méditerranée occidentale et à sécuriser les approches maritimes du pays.
Défense aérienne et missiles : Consciente des menaces aériennes (notamment dans un environnement post-2011 où la Libye voisine a sombré dans le chaos), l’ANP a beaucoup investi dans la défense antiaérienne. Elle a acquis auprès de la Russie plusieurs batteries S-300 PMU2 (livrées en 2010) pour protéger ses sites sensibles, ainsi que des systèmes plus modernes encore : selon certaines sources, l’Algérie aurait déployé dès 2015 le système S-400 Triumph, devenant ainsi le premier pays africain à en être doté.
Pour la défense à moyenne et courte portée, Alger a opté pour les systèmes Pantsir-S1 russes (alliance de missiles et de canons antiaériens sur véhicule) et des radars 3D sophistiqués fournis par divers partenaires (y compris un radar GM403 de Thales, acquis via un contrat avec la France). Enfin, dans le domaine balistique, un fait marquant a été la réception de missiles tactiques russes Iskander-E aux alentours de 2017-2018, conférant à l’ANP une capacité de frappe de précision jusqu’à 300 km. Ces missiles mobiles, exhibés lors de parades militaires récentes, servent avant tout de force dissuasive avancée.
En parallèle de ces achats tous azimuts, l’Algérie a cherché à structurer son industrie de défense. Depuis 2015, le ministère de la Défense a créé une Direction des industries militaires chapeautant plusieurs Établissements de Construction et de Réparation. Des coentreprises avec des partenaires étrangers ont vu le jour (avec Sonacom pour les véhicules, avec le groupe Emirati EDGE pour les drones, avec l’Italien Leonardo pour les hélicoptères, etc.). L’idée est de transférer graduellement du savoir-faire et de pouvoir, à terme, fabriquer sur sol algérien une partie des besoins en armement. Si l’Algérie ne prétend pas encore rivaliser avec les grands exportateurs, elle mise sur la production sous licence (véhicules, armes légères, navires) et sur la maintenance locale de ses équipements importés, afin de gagner en autonomie stratégique.
Pilier de stabilité intérieure et acteur régional
Avec sa montée en puissance, l’armée algérienne est devenue non seulement le garant de la stabilité intérieure, mais aussi un acteur crucial de la sécurité en Afrique du Nord et au Sahel. Son rôle politique et stratégique s’est affirmé sur ces deux tableaux.
Stabilité intérieure : Après la guerre civile des années 90, l’ANP a continué de mener une lutte sans relâche contre les groupes terroristes résiduels. Au début des années 2000, la stratégie militaire combinant opérations de ratissage, renseignement (via le Département du Renseignement et de la Sécurité, DRS) et politique de concorde civile a permis de démanteler l’essentiel des maquis du GIA puis du GSPC. Néanmoins, l’apparition d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) a obligé l’armée à s’adapter. Des unités ont été redéployées dans le grand Sud désertique, aux confins du Mali, du Niger et de la Mauritanie, pour contrer l’infiltration de groupes djihadistes hautement mobiles.
L’ANP a dû investir dans des moyens de surveillance sophistiqués (drones, avions de reconnaissance Beechcraft 1900, satellites d’observation en collaboration avec la Chine) afin de contrôler une vaste bande sahélo-saharienne. En janvier 2013, l’attaque terroriste contre le complexe gazier d’In Amenas (Tiguentourine) a constitué une épreuve majeure : l’assaut donné par les forces spéciales algériennes pour libérer les otages a été meurtrier (une quarantaine d’otages tués), mais il a évité une destruction catastrophique du site et a envoyé un message de fermeté absolue aux groupes armés.
Ce tragique épisode a poussé l’ANP à renforcer encore la sécurité des installations stratégiques (création d’unités spécialisées de protection, déploiement de drones de veille autour des champs gaziers). Globalement, l’armée algérienne reste omniprésente sur le territoire national, que ce soit via les opérations de ratissage périodiques dans les maquis restants de Kabylie, via les barrages de la Gendarmerie sur les routes, ou via le contrôle des frontières (avec un mur de sable et un dispositif électronique à la frontière malienne). Cette emprise territoriale a largement contribué à préserver le pays d’un retour du chaos terroriste.
Sur le plan politique intérieur, l’ANP est souvent qualifiée de « colonne vertébrale » du pouvoir algérien. Son influence s’est exercée en coulisses durant les deux décennies de présidence Bouteflika (1999-2019), puis au grand jour lors du Hirak de 2019. À cette occasion, l’armée – par la voix du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah – a fini par forcer la démission du président Bouteflika pour répondre à la contestation populaire, se posant en arbitre de la situation.
Depuis, tout en restant officiellement en retrait de la politique, l’institution militaire demeure le garant ultime de l’ordre constitutionnel. En 2019-2020, elle a supervisé la transition vers un nouveau président (Abdelmadjid Tebboune) et continué de peser dans les orientations stratégiques, par exemple en soutenant la révision constitutionnelle de 2020. Cette dualité – armée républicaine soumise à l’autorité civile, mais pilier réel du régime – caractérise la stabilité algérienne : l’ANP veille à empêcher toute dérive extrémiste, quitte à restreindre le jeu politique lorsque celui-ci menace, à ses yeux, l’unité nationale.
Rôle régional : Forte de ses moyens accrus, l’armée algérienne s’est affirmée comme un acteur sécuritaire majeur en Afrique du Nord et au Sahel. Contrairement à d’autres pays, l’Algérie n’a pas de troupes déployées à l’étranger (hormis quelques observateurs dans des missions onusiennes). Elle privilégie le principe de non-ingérence et le règlement politique des conflits. Néanmoins, cela ne l’empêche pas de contribuer à la stabilité régionale de plusieurs manières. D’abord, par la coopération sécuritaire : Alger a initié en 2010 la création du CEMOC (Comité d’état-major opérationnel conjoint) regroupant l’Algérie, le Mali, le Niger et la Mauritanie, avec un quartier-général à Tamanrasset, pour coordonner la lutte antiterroriste dans le Sahel.
Si cette structure n’a pas mené d’opérations militaires d’envergure, elle a permis des échanges de renseignements et des patrouilles conjointes aux frontières. De même, l’Algérie participe aux réunions du G5 Sahel en tant que partenaire et a proposé son aide (formation de troupes sahéliennes, dons d’équipements) pour renforcer les capacités des armées locales.
Ensuite, l’ANP agit comme puissance de dissuasion régionale. Sa supériorité militaire décourage toute velléité d’agression directe de la part d’un voisin. Par exemple, la dissuasion conventionnelle algérienne équilibre largement la relation de force avec le Maroc, évitant que la question du Sahara occidental ne dégénère en conflit ouvert. De même, face à l’instabilité en Libye, l’armée algérienne a redéployé depuis 2011 des effectifs conséquents à la frontière est, empêchant les groupes armés de s’infiltrer en Algérie. Cette étanchéité a contribué à contenir la menace terroriste dans le Sahel malgré la prolifération d’armes issues du chaos libyen. L’Algérie, en sécurisant ses 6 000 km de frontières, joue donc un rôle de « gendarme » indirect pour la région.
Enfin, l’ANP a mis à profit son prestige pour soutenir la diplomatie algérienne. L’Algérie est souvent médiatrice dans les conflits (accords de paix d’Alger pour le Mali en 2015, facilitation de dialogues inter-maliens, etc.). Si ces succès diplomatiques sont avant tout le fait de ses dirigeants civils, ils s’appuient sur la crédibilité qu’offre une armée puissante et professionnelle, capable au besoin de faire respecter les engagements pris. D’aucuns estiment que l’ANP est une « ancre de stabilité » en Méditerranée occidentale – une formulation qu’utilisent volontiers les partenaires européens (Italie, Espagne) qui voient en l’Algérie un rempart contre le terrorisme et l’émigration clandestine. C’est en tout cas l’image que s’efforce de projeter le haut commandement algérien, conscient que le rayonnement de l’armée conforte la position géopolitique du pays.
Moments marquants et anecdotes depuis les années 1990
Plusieurs épisodes et faits notables jalonnent l’évolution de l’armée algérienne depuis la décennie noire. En voici quelques-uns qui illustrent, chacun à leur manière, les transformations de l’ANP :
- « Le scandale des MiG-29 » (2007-2008) – Lorsque l’Algérie renvoie à la Russie 15 chasseurs MiG-29 tout juste livrés, en arguant de leur mauvaise qualité. Cette décision rarissime dans les annales de la coopération militaire a créé une courte crise diplomatique. Moscou, soucieux de préserver ce client stratégique, a accepté de récupérer les avions et de compenser en fournissant des Sukhoï neufs à la placefr.wikipedia.org. Cette ferme exigence de qualité de la part d’Alger a finalement renforcé le respect de la Russie envers son partenaire : depuis, les matériels destinés à l’Algérie font l’objet d’un soin particulier. Pour l’anecdote, les MiG retournés ont été revendus par la Russie… à la force aérienne du Yémen, moins sourcilleuse sur l’état du matériel.
- L’opération « Oryx » (janvier 2013) – C’est le nom officieux de l’intervention de l’ANP lors de la prise d’otages d’In Amenas. En plein désert, à la frontière libyenne, des commandos terroristes avaient investi un site gazier abritant des centaines d’employés algériens et étrangers. Après trois jours de siège, les forces spéciales algériennes donnent l’assaut simultanément sur plusieurs points du complexe, appuyées par des hélicoptères d’attaque. L’opération, d’une violence inouïe, se solde par l’élimination de la totalité des 32 terroristes, mais également la mort de 40 otages. Si l’issue dramatique a suscité des critiques internationales, l’armée algérienne a revendiqué avoir évité une « véritable catastrophe » – les terroristes menaçaient de faire sauter le site, ce qui aurait pu causer des centaines de morts et interrompre une part significative de la production nationale de gaz. Ce fait d’armes a mis en lumière la détermination de l’ANP à ne jamais négocier avec les terroristes, fût-ce au prix de pertes humaines élevées, et sa capacité à monter des opérations complexes dans des conditions extrêmes.
- Le défilé du 60^e anniversaire de l’indépendance (5 juillet 2022) – Pour la première fois depuis des décennies, l’Algérie organise une parade militaire d’ampleur à Alger, exhibant fièrement les équipements acquis ces dernières années. Des colonnes de T-90 et de BMPT « Terminator » défilent sur la principale avenue, suivies par des batteries de missiles Iskander et S-300, sous le regard d’invités étrangers. Dans le ciel, les Sukhoï Su-30MKA exécutent des figures acrobatiques et un ravitaillement en vol est simulé devant le public, tandis que des drones MALE survolent discrètement la zone. Ce défilé grandiose, voulu par le président Tebboune et le haut commandement, avait un double objectif : célébrer la mémoire de la guerre de libération, et afficher la puissance retrouvée de l’ANP. Le message était également destiné à l’audience internationale, montrant que l’Algérie dispose désormais d’une armée moderne capable de défendre sa souveraineté et de contribuer à la stabilité régionale. Fort de ce succès populaire, un autre défilé d’ampleur a eu lieu le 1^er novembre 2024 pour le 70^e anniversaire du déclenchement de la Révolution, confirmant le retour de cette tradition militaire dans le paysage algérien.
- La coopération algéro-italienne à l’honneur (2023) – Un fait moins médiatisé, mais porteur de sens : en novembre 2023 s’est tenue la 15^e commission militaire mixte entre l’Algérie et l’Italie, à l’issue de laquelle un partenariat stratégique renforcé a été annoncé. L’Italie a salué l’Algérie comme un « ancre de stabilité en Méditerranée », tandis que les deux pays ont convenu d’accélérer des projets communs (fabrication d’hélicoptères, construction navale, entraînements conjoints). Voir un pays de l’OTAN coopérer aussi étroitement avec l’ANP illustre l’évolution de cette dernière : de jadis méfiante envers l’Occident, l’armée algérienne est devenue un partenaire pragmatique, ouvert aux collaborations mutuellement bénéfiques. C’est là une anecdote révélatrice des nouveaux équilibres qu’entend jouer l’Algérie, entre ses alliés traditionnels et de nouvelles amitiés stratégiques.
En l’espace de deux décennies, l’armée algérienne est passée du rôle de rempart interne contre l’insurrection à celui de force militaire moderne et influente sur la scène régionale. Les phases de professionnalisation et de modernisation intensive, soutenues par une augmentation colossale du budget de défense, ont métamorphosé l’ANP en une armée dotée d’équipements de pointe et d’un savoir-faire accru. Grâce à des partenariats diversifiés (Russie, Chine, Europe…) et à une industrie locale renaissante, l’Algérie a pu élargir sa palette capacitaire tout en consolidant son autonomie stratégique.
Si des défis persistent – dépendance technologique, nécessité de rationaliser les dépenses, maintien de l’équilibre entre puissance militaire et ouverture politique – l’ANP d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celle des années 90. Gardienne sourcilleuse de la souveraineté nationale, elle demeure aux yeux des Algériens synonyme de stabilité et de fierté. Son évolution en fait désormais un acteur incontournable, dont le rôle sera décisif pour la sécurité du Maghreb et du Sahel dans les années à venir. Ainsi, de la « décennie noire » à l’ère de la modernité, l’armée algérienne a écrit une page singulière de son histoire, faite de résilience, d’adaptation et d’affirmation sur la scène internationale.
الي يتعدى حدوده ينتهي وجوده