Au mois d’avril 2025, dans un climat de tensions diplomatiques accrues avec ses voisins – notamment le Maroc et le Mali – l’Algérie a dévoilé un projet de loi instaurant un cadre de mobilisation générale en cas de crise majeure. Alors que le chef d’état-major Saïd Chengriha multipliait les inspections aux frontières et qu’un drone malien était abattu début avril près de la frontière algérienne, ce texte suscite de nombreuses interrogations.
Pour comprendre ses enjeux, il convient d’examiner l’historique des législations algériennes sur la mobilisation et le service militaire, d’analyser le contenu et les objectifs de la nouvelle loi, d’envisager les réactions nationales qu’elle provoque, d’évaluer les implications régionales et diplomatiques dans un Maghreb et un Sahel instables, et enfin de la replacer dans le cadre juridique et stratégique de la doctrine militaire algérienne.
Sommaire:
Historique de la mobilisation et du service militaire en Algérie
L’Algérie indépendante s’est dotée très tôt d’un service militaire obligatoire. Dès 1968, le service national est instauré pour les hommes de 19 ans et plus, afin de permettre à la jeune nation de former des conscrits assurant sa défense. Initialement fixée à 24 mois, la durée légale du service militaire a été réduite à 18 mois en 1989 puis à 12 mois en 2014. Ce service national a garanti pendant des décennies un réservoir de citoyens formés militairement, constituant une réserve mobilisable en cas de conflit.
En parallèle du service obligatoire, l’Algérie a connu par le passé des mécanismes de mobilisation partielle lors de circonstances exceptionnelles, sans toutefois recourir à une mobilisation générale officielle depuis l’indépendance en 1962. Historiquement, on note notamment deux épisodes de mobilisation spéciale : d’une part en 1963 lors de la « guerre des Sables » contre le Maroc, et d’autre part durant la “décennie noire” des années 1990 face à l’insurrection islamiste.
En outre, au début des années 1980 sous la présidence de Chadli Bendjedid, une commission de préparation à la mobilisation avait été instituée, présidée par le général Mohammed Alleg. Cela indique qu’un cadre de mobilisation existait déjà il y a plusieurs décennies, bien qu’il fût resté relativement discret et n’ait jamais été appliqué à grande échelle.
Au cours des dernières années, l’Algérie a modernisé son arsenal juridique en matière de défense. Une loi n°22-20 du 1er août 2022 a ainsi été promulguée, relative à la réserve militaire, afin de mieux organiser le rappel des anciens appelés et militaires en cas de besoin. Cependant, il restait un vide juridique concernant la mobilisation générale de l’ensemble du pays. La Constitution algérienne prévoit bien, à l’article 99, la possibilité pour le Président de décréter la mobilisation générale en cas de péril national, et à l’article 100 la déclaration de l’état de guerre en cas d’agression.
Jusqu’à présent, ces dispositions n’étaient pas détaillées par une loi organique, ce qui rendait nécessaire l’élaboration d’un texte pour encadrer juridiquement le passage éventuel de la paix à la guerre. C’est dans ce contexte historique et juridique qu’est né le projet de loi de 2025, afin de formaliser les modalités d’une mobilisation générale que le pays n’a, en pratique, jamais eu à décréter complètement.
Contenu et objectifs du projet de loi de 2025
Adopté en Conseil des ministres le 20 avril 2025, puis présenté au Parlement fin avril, le projet de loi sur la mobilisation générale se compose de 69 articles répartis en 7 chapitres. Son objectif affiché est de « définir les dispositions liées aux modalités d’organisation, de préparation et de mise en œuvre de la mobilisation générale, prévue par l’article 99 de la Constitution ».
Il s’inscrit dans la continuité des efforts visant à renforcer le potentiel de défense de la nation face à toute menace touchant la stabilité, l’indépendance ou l’intégrité territoriale du pays. En d’autres termes, le texte vise à structurer le passage de l’état de paix à l’état de guerre, en mobilisant efficacement l’ensemble des ressources humaines, matérielles et économiques de l’Algérie.
Parmi les principales dispositions du projet de loi, on peut relever les points suivants :
- Activation de la mobilisation : La décision de mobilisation générale revient au Président de la République, qui la décrète en Conseil des ministres, après consultation des présidents des deux chambres du Parlement (et du Haut Conseil de Sécurité). Le Président fixe par décret les grandes orientations stratégiques de la mobilisation (art. 6), tandis que le Premier ministre en coordonne la mise en œuvre entre les ministères (art. 7). La loi prévoit aussi la possibilité d’une mobilisation partielle pour faire face à une menace limitée (art. 67).
- Participation de toute la société : La mobilisation générale reposerait sur « un système global et intégré » placé sous la responsabilité de l’État. Tous les secteurs – public, privé, société civile, citoyens – sont mis à contribution pour assurer la transition efficace vers l’effort de guerre. Il s’agit d’engager non seulement les forces armées, mais aussi les institutions étatiques, les entreprises nationales et l’ensemble de l’économie vers un fonctionnement orienté prioritairement vers la défense. Cette conception s’inscrit dans la tradition de la « défense populaire » algérienne, héritée de la guerre de libération, où civils et militaires sont appelés à coopérer pour la survie de la nation.
- Plans de préparation permanents : En temps de paix, chaque ministère devra élaborer des plans sectoriels de mobilisation (art. 11-13), sous la coordination du ministère de la Défense qui consolide un plan national approuvé par le Président. Des réserves stratégiques (humaines, matérielles, alimentaires, etc.) doivent être constituées en permanence par les ministères compétents (art. 13). La société civile fera l’objet de campagnes de sensibilisation pour préparer les citoyens à leurs devoirs en cas de mobilisation (art. 17).
- Mesures en cas de mobilisation : Une fois la mobilisation générale décrétée, la loi prévoit le passage immédiat des forces armées en état de guerre, avec le rappel des réservistes et la suspension des démobilisations ou départs à la retraite pour les personnels clés. Tous les secteurs continuent de fonctionner mais en donnant priorité aux besoins des forces armées. L’article 15 du projet de loi autorise la réquisition de personnes, biens et services nécessaires à l’effort de guerre, avec obligation pour les citoyens et entreprises de s’y conformer, en échange d’une indemnisation jugée « juste et équitable ». L’appareil productif civil devra s’adapter aux besoins militaires (par exemple, reconversion industrielle vers l’armement, priorité aux hôpitaux pour les soins aux blessés, etc.). Des restrictions à l’exportation de produits stratégiques seront imposées pour éviter toute pénurie au détriment de l’armée (art. 49). De même, la consommation de certains produits de base pourrait être rationnalisée pour soutenir l’effort de guerre.
- Sécurité intérieure et étrangers : Le projet de loi intègre l’exécution des dispositions de défense civile/populaire déjà existantes, pour protéger l’arrière en cas de conflit. Il prévoit aussi la possibilité d’expulser du territoire les ressortissants de pays considérés comme “ennemis” dont la présence pourrait constituer un danger pendant la crise. Cette clause souligne l’anticipation d’éventuelles menaces intérieures liées à des puissances hostiles.
- Sanctions pénales : Des peines sévères sont établies pour toute violation des obligations liées à la mobilisation. Refuser une réquisition, se soustraire à un rappel sous les drapeaux ou entraver l’effort de mobilisation constituera un délit passible de 2 mois à 10 ans de prison et de 20 000 à 1 000 000 DA d’amende, selon la gravité. Par exemple, le fait de diffuser des informations pouvant nuire au déroulement de la mobilisation générale est puni de 2 à 6 ans d’emprisonnement et 200 000 à 600 000 DA d’amende. Les personnes morales (entreprises, associations) encourent également des sanctions si elles enfreignent ces dispositions (art. 62). L’objectif est clair : assurer une discipline rigoureuse de la nation mobilisée, en dissuadant toute défaillance ou trahison.
En synthèse, ce projet de loi dote l’Algérie d’un cadre légal exhaustif pour organiser l’effort de guerre national, du sommet de l’État jusqu’au simple citoyen. Il vient compléter l’arsenal législatif après la loi de 2022 sur la réserve, de sorte à couvrir l’ensemble du spectre : préparation permanente en temps de paix, montée en puissance en cas de menace, et règles de conduite une fois la mobilisation décrétée. Les rédacteurs soulignent qu’il s’agit d’encadrer juridiquement un état d’exception prévu par la Constitution, et non de proclamer la mobilisation elle-même dès maintenant. Autrement dit, on légifère à froid pour être prêt à chaud.
Réactions nationales : entre adhésion patriotique et inquiétudes
L’annonce de ce projet de loi a suscité en Algérie un mélange de patriotisme vigilant et d’inquiétudes au sein de la population. Du côté officiel, les autorités présentent le texte comme une mesure de bon sens, tardive mais nécessaire, pour parer à tout danger. Cependant, sur les réseaux sociaux et dans l’opinion publique, beaucoup se sont interrogés sur les motivations réelles de cette initiative en période de paix apparente.
Dès l’approbation du projet en Conseil des ministres, un flot de commentaires a déferlé en ligne. Certains citoyens ont exprimé leur anxiété face à ce qu’ils perçoivent comme un signe avant-coureur d’un conflit. « Je n’ai pas compris ce qui se cache derrière ce projet… Je suis très inquiète », confie par exemple Aziza Sahoui, une enseignante retraitée, en réaction à la nouvelle, d’autant plus inquiète après l’incursion d’un drone malien abattu sur le territoire algérien. Ce sentiment d’incompréhension et de crainte est partagé par de nombreux Algériens qui redoutent une escalade militaire prochaine ou une remise en cause de la vie civile normale.
Face à ces rumeurs alarmistes, les autorités et des experts proches du pouvoir ont cherché à désamorcer la confusion. Le juriste Dr. Zohir Bouamama, lors d’une intervention médiatique, a dénoncé des « tentatives de désinformation et de manipulation flagrante de l’opinion » orchestrées sur les réseaux sociaux. Il a souligné qu’il était erroné de prétendre que l’Algérie allait décréter une mobilisation générale imminente : « Cette confusion consiste à insinuer, à tort, une mobilisation générale imminente, sans fondement constitutionnel ni décision officielle. ».
Rappelant le processus strict encadré par la Constitution (consultations institutionnelles obligatoires, décision collégiale, etc.), il insiste sur le fait que « ce processus n’est en aucun cas arbitraire » et qu’une mobilisation ne peut être décidée qu’en cas de nécessité extrême, selon des modalités établies. En clair, le gouvernement tente de convaincre que ce projet de loi est une mesure préventive juridique, et non un signal que le pays se prépare activement à la guerre dans l’immédiat.
Du côté des acteurs politiques internes, peu de voix se sont publiquement opposées au projet – signe que le consensus national sur la défense reste fort, ou que la marge de critique est réduite. L’APN (Assemblée Populaire Nationale), dominée par les partis pro-gouvernementaux, doit examiner le texte pour éventuellement l’enrichir ou l’amender avant adoption, mais aucune objection de fond n’a filtré. Néanmoins, des observateurs indépendants et des défenseurs des droits civiques expriment des réserves quant aux possibles dérives qu’autoriserait ce cadre légal en cas de mise en œuvre.
En effet, l’octroi de pouvoirs exceptionnels (réquisitions, censure de l’information, etc.) pourrait, si la mobilisation était décrétée, conduire à restreindre fortement les libertés publiques. Dans un pays où le droit de manifester et la liberté d’expression sont déjà encadrés strictement, certains redoutent que cette loi consolide l’arsenal répressif de l’État sous couvert d’union sacrée.
Des rapports d’ONG rappellent que le gouvernement algérien a tendance à brandir la menace de « l’ennemi extérieur » pour justifier des mesures sécuritaires intérieures. Depuis le Hirak de 2019, les autorités ont souvent accusé des puissances étrangères d’être derrière les mouvements de contestation, entretenant un climat de peur et de suspicion. L’amendement du Code pénal en 2021 élargissant la définition du terrorisme à des fins politiques en est un exemple.
En somme, nationalement, le projet de loi suscite un équilibre délicat entre sursaut patriotique – personne ne conteste la nécessité de défendre le pays en cas de menace – et vigilance citoyenne quant aux libertés. Le gouvernement s’emploie à rassurer que « ce n’est qu’un texte organique, pas une déclaration de guerre », tandis que le peuple oscille entre confiance dans l’armée et souvenirs des états d’urgence passés. L’adoption définitive du texte et son application éventuelle seront scrutées de près par l’opinion.
Implications régionales et diplomatiques : un Maghreb-Sahel sous tension
Le choix du timing pour faire avancer cette loi n’est pas anodin. Il intervient dans un contexte géopolitique troublé, où l’Algérie se trouve au cœur de plusieurs foyers de tension régionale. Au Maghreb, les relations algéro-marocaines traversent une crise profonde, tandis qu’au Sahel, l’Algérie voit son voisinage sud se déstabiliser et ses propres relations avec le Mali se dégrader. Cette situation donne à la loi sur la mobilisation générale une résonance particulière au-delà des frontières algériennes.
Avec le Maroc, la rivalité est ancienne mais a atteint un sommet depuis 2021. Cette année-là, Alger a rompu ses relations diplomatiques avec Rabat, accusant le royaume d’« actes hostiles ». La question du Sahara occidental empoisonne les rapports entre les deux pays : l’Algérie soutient depuis toujours le Front Polisario et la cause sahraouie, tandis que le Maroc considère cette ex-colonie espagnole comme partie intégrante de son territoire. En 2022, un tournant est survenu lorsque la France – ancienne puissance coloniale en Algérie – a appuyé le plan marocain d’autonomie du Sahara occidental, ce qui a été vécu à Alger comme une trahison.
La détérioration concomitante des liens avec Paris a renforcé le sentiment d’encerclement de l’Algérie. Sur le plan militaire, les deux voisins du Maghreb s’engagent depuis quelques années dans une course aux armements : chaque année voit les budgets de défense augmenter de part et d’autre, alimentant la méfiance mutuelle. Dans ce contexte, l’annonce d’un cadre de mobilisation générale en Algérie a été perçue par certains médias marocains comme la preuve d’une Alger aux abois se préparant à un éventuel conflit.
Du point de vue algérien, au contraire, il s’agit surtout de signaler sa détermination à défendre sa souveraineté si nécessaire, sans pour autant chercher l’escalade. Quoi qu’il en soit, ce projet de loi ajoute un élément de plus à la volatilité du Maghreb : il pourrait pousser chaque camp à redoubler de vigilance. La frontière algéro-marocaine, la plus longue frontière terrestre fermée au monde depuis 1994, demeure un lieu sensible où le moindre incident peut dégénérer.
La loi algérienne souligne d’ailleurs que les ressortissants de pays « ennemis » pourraient être expulsés en cas de mobilisation – allusion voilée, peut-on penser, aux sujets marocains présents en Algérie si un conflit éclatait. Cela ne manque pas d’alimenter la méfiance à Rabat.
Au Sahel, l’Algérie fait face à un autre défi, plus récent mais non moins épineux. Longtemps, Alger s’est posé en puissance stabilisatrice au sud, jouant les médiateurs dans les crises malienne et nigérienne, et coopérant avec ses voisins contre le terrorisme. Toutefois, l’effondrement de l’ordre régional depuis 2020 (coups d’État militaires au Mali, en Guinée, au Burkina Faso puis au Niger) a rebattu les cartes. En particulier, les relations entre l’Algérie et le Mali se sont gravement détériorées au printemps 2025.
Le 1er avril 2025, l’armée algérienne a abattu un drone militaire malien près de la frontière saharienne, estimant que l’appareil violait son espace aérien. Bamako a protesté vigoureusement, niant toute intention hostile. L’incident a vite pris une tournure diplomatique : les juntes du Mali, du Burkina Faso et du Niger – qui ont formé ensemble l’Alliance des États du Sahel (AES) – ont rappelé le 7 avril leurs ambassadeurs à Alger, dénonçant un acte « irresponsable » de l’Algérie.
En réponse, Alger a fermé son espace aérien aux avions en provenance de ces trois pays, évoquant les « violations répétées » de son territoire par le Mali. Cette escalade sans précédent a fait craindre une rupture durable entre l’Algérie et ses voisins sahéliens, pourtant autrefois partenaires.
Sur le plan stratégique, l’Algérie voit d’un mauvais œil la constitution de cette alliance de régimes militaires sahéliens, qui cherchent de nouveaux soutiens internationaux. Le fait que les ministres des Affaires étrangères du Mali, Niger et Burkina se soient rendus à Moscou début avril 2025 pour renforcer leurs liens avec la Russie ajoute à l’équation une dimension géopolitique. Alger, qui entretient elle-même des liens étroits avec Moscou, ne souhaite pas pour autant que son “pré carré” sahélien échappe à son influence au profit d’une alliance militaire incontrôlée.
Dans ce contexte tendu, le projet de loi sur la mobilisation générale peut être lu comme un message adressé à l’extérieur : l’Algérie se prépare à « mobiliser toutes ses forces en cas de crise majeure », y compris face à des agressions non conventionnelles ou des déstabilisations venues du sud. Cela pourrait la mettre en position de répondre plus fermement à d’éventuelles incursions ou provocations. D’ailleurs, la communication algérienne autour de la loi a opportunément souligné qu’il ne s’agissait pas que de répondre à une guerre classique, mais aussi à tout « danger potentiel menaçant la stabilité du pays ».
On peut y voir une référence indirecte aux menaces hybrides, au terrorisme transfrontalier au Sahel, ou même à des scénarios de chaos aux frontières (afflux massif de réfugiés, effondrement d’un État voisin…).
À cet égard, la loi sur la mobilisation générale a pu susciter officieusement des préoccupations chez les diplomaties voisines. Du côté de Tunis par exemple, bien que la Tunisie soit en bons termes avec Alger, on observe avec attention toute évolution pouvant affecter la sécurité régionale. De même, la Libye, encore en reconstruction, dépend de la stabilité de ses grands voisins. L’Algérie a cependant pris soin de souligner publiquement que ce texte n’est dirigé contre aucun pays en particulier, le qualifiant de mesure interne préventive.
Les déclarations officielles insistent sur le fait que la mobilisation générale ne serait décrétée qu’en ultime recours, « en cas de guerre ou de menace imminente », conformément à la Constitution. En ce sens, Alger tente de rassurer ses partenaires internationaux : renforcer ses dispositifs nationaux de sécurité n’implique pas une orientation vers le conflit, mais plutôt une anticipation des défis à venir.
Néanmoins, dans l’environnement actuel, chaque acteur calibre sa posture en fonction des signaux envoyés par l’autre. Le Maghreb et le Sahel sont aujourd’hui le théâtre d’une délicate partie d’échecs diplomatique. La nouvelle loi algérienne pourrait inciter les uns et les autres à adapter leurs propres plans de défense : on peut imaginer qu’à Rabat, on mette aussi à jour les scénarios de confrontation, tandis qu’à Bamako ou Niamey on dénonce la « militarisation » d’Alger pour justifier d’éventuels rapprochements avec d’autres puissances.
La stabilité régionale dépendra donc largement de la capacité de ces États à éviter les méprises d’intention. Une chose est sûre : l’Algérie, forte de l’une des armées les plus puissantes du continent, veut afficher qu’elle est prête à faire face, seule s’il le faut, à tout embrasement du Maghreb ou du Sahel.
Analyse juridique et stratégique dans la doctrine algérienne
Sur le plan juridique interne, le projet de loi sur la mobilisation générale s’inscrit dans la logique de la Constitution algérienne de 2020 (révisée suite au Hirak). Cette Constitution consacre le Président de la République comme Chef suprême des forces armées et habilite ce dernier, via les articles 99 et 100, à décréter la mobilisation et éventuellement l’état de guerre, mais en encadrant strictement ce pouvoir.
En élaborant une loi organique détaillée, l’Algérie fait œuvre de conformité constitutionnelle : il s’agit de baliser par la loi une prérogative exceptionnelle pour éviter toute improvisation ou dérive arbitraire le jour où elle devrait être exercée. D’un point de vue formel, cette démarche est comparable à ce qui existe dans de nombreux pays : le Dr. Bouamama rappelait que le mécanisme de mobilisation générale est codifié un peu partout dans le monde moderne. L’Algérie, en retard en la matière, ne fait donc que rattraper un manque dans son édifice législatif, en définissant ex ante les procédures, responsabilités et limites de la mobilisation.
La loi de 2025 vient également compléter la doctrine algérienne de “défense populaire”. Celle-ci implique depuis l’indépendance que l’ensemble du peuple, pas seulement l’armée régulière, participe à la défense du pays en cas d’agression. On en retrouve la trace dans le concept de « défense nationale globale » régulièrement invoqué par l’Armée Nationale Populaire (ANP). Le projet de loi en fournit la traduction concrète : il prévoit la mobilisation concertée des civils, des infrastructures économiques, des ressources financières et même des ressortissants algériens de l’étranger via la mobilisation de la diaspora par le ministère des Affaires étrangères.
Cette approche holistique est cohérente avec la stratégie de résilience que l’Algérie a toujours revendiquée. Durant la guerre de libération (1954-1962), c’est le soutien populaire et la solidarité de toute la société qui avaient permis de tenir face à une puissance coloniale supérieure militairement. De même, lors des catastrophes naturelles (séismes, inondations) ou des crises comme la pandémie de COVID-19, l’État algérien a souvent mis en avant l’union nationale et la mobilisation générale (au sens figuré) des moyens du pays pour surmonter l’épreuve. Désormais, cette philosophie se trouve institutionnalisée et planifiée dans un texte de loi pour les cas extrêmes.
Sur le plan stratégique militaire, la loi de mobilisation s’articule avec la récente loi sur la réserve (2022) pour former un continuum : préparer la paix, avant d’avoir à faire la guerre. Elle garantit que le passage à l’« état de guerre » pourra se faire rapidement et efficacement, sans flottement administratif. Autrement dit, l’ANP et les institutions auront un mode d’emploi préétabli le jour où la sonnette d’alarme sera tirée.
Cette prévisibilité renforce la crédibilité de la dissuasion algérienne. Un pays dont on sait qu’il a planifié sa mobilisation générale est moins tentant à attaquer, car son temps de réaction sera court et l’agresseur potentiel peut anticiper une résistance farouche de toute la nation. C’est un élément important dans la doctrine de défense algérienne, qui a toujours été essentiellement défensive et dissuasive.
L’Algérie ne cherche pas à projeter sa force à l’extérieur de manière offensive (d’ailleurs, jusqu’en 2020, sa Constitution lui interdisait d’envoyer des troupes hors de ses frontières, sauf missions de paix multilatérales). En revanche, elle veut être imprenable sur son sol. Le général Chengriha l’a répété dans ses discours : « l’Algérie est sous menace constante de la part de ses ennemis, qui n’ont pas digéré son indépendance ». Cette rhétorique sert à mobiliser l’esprit de défense. La loi vient lui donner un prolongement légal : si demain « l’ennemi » franchit la frontière ou menace de le faire, alors tout Algérien, chaque usine, chaque institution, saura ce qu’on attend de lui.
Il est à noter que la mobilisation générale n’est pas pensée uniquement pour un scénario de guerre classique entre États. Le texte intègre explicitement la notion de crise majeure non militaire – telles que des épidémies ou des catastrophes naturelles – pouvant justifier un effort national exceptionnel. Cela reflète une compréhension moderne de la sécurité nationale, élargie aux menaces de type pandémique ou cataclysmique.
Par exemple, si un tremblement de terre dévastateur frappait le pays (l’Algérie a connu des séismes meurtriers dans son histoire), l’État pourrait activer certaines dispositions de mobilisation pour réquisitionner des moyens de secours, mobiliser l’armée dans les opérations de sauvetage, etc., en s’appuyant sur ce cadre juridique. De même, face à une crise sanitaire de grande ampleur (du type COVID-19), la loi offrirait des outils pour coordonner l’action de tous les secteurs et garantir l’approvisionnement du pays en ressources vitales.
On voit donc qu’au-delà de l’aspect militaire, ce texte s’inscrit dans une stratégie de sécurité globale et de résilience nationale. Il formalise une sorte de « contrat social » en cas de péril : chaque citoyen, chaque entité, a un rôle à jouer pour la survie collective, sous la direction de l’État.
Enfin, considérer la dimension diplomatique et doctrinale : en adoptant cette loi, l’Algérie envoie aussi un message sur la scène internationale quant à sa posture. D’une part, elle affirme sa souveraineté en montrant qu’elle se dote des moyens légaux de se défendre par elle-même. Il s’agit d’un signe d’indépendance : Alger n’attend pas une aide extérieure, elle s’organise d’abord en interne pour faire face aux menaces. D’autre part, la transparence même de cette loi – débattue publiquement, explicité par les communiqués officiels – vise à rassurer quant à la prévisibilité du comportement algérien.
On veut éviter les malentendus : si la mobilisation générale est un jour décrétée, tout le monde saura que cela répond à un processus légal clair, et non au coup de tête d’un régime belliqueux. En ce sens, la démarche se veut responsable et conforme aux standards internationaux.
Il convient de souligner que cette loi ne constitue pas un changement de doctrine à proprement parler, mais un aménagement technique de la doctrine existante. L’Algérie maintient son principe de ne recourir à la force qu’en cas d’agression, mais elle se donne les moyens pratiques d’y répondre. En renforçant ses fondations juridiques en temps de calme, elle espère n’avoir jamais à s’en servir dans la tempête – un peu à la manière d’une assurance que l’on souscrit en espérant ne pas avoir à l’utiliser. Les stratèges algériens paraissent vouloir tirer les leçons des impréparations passées, chez eux ou ailleurs, et « ne pas improviser dans l’urgence » si un jour la situation se dégradait brutalement.
En conclusion, le projet de loi sur la mobilisation générale en Algérie s’inscrit à la croisée de considérations historiques, nationales et régionales. Il est l’héritier d’une longue tradition de mobilisation du peuple algérien pour sa liberté, tout en étant le produit des inquiétudes sécuritaires actuelles au Maghreb et au Sahel. Rédigé dans un style neutre et administratif, il n’en est pas moins révélateur des nervosités du moment : tensions frontalières, rivalités d’influence, besoin de cohésion nationale.
Son examen parlementaire offrira l’occasion de peaufiner les équilibres entre impératif de défense et respect des droits, entre secret militaire et transparence publique. Quant à son adoption – probable – elle sera scrutée par les alliés comme par les adversaires de l’Algérie. À Alger, on espère qu’en préparant la paix, on saura peut-être prévenir la guerre. Seul l’avenir dira si cette assurance tous risques restera un simple garde-fou juridique ou deviendra, dans le pire des cas, la feuille de route d’une nation en danger.